La voleuse de vie
A chaque fois que je pousse la porte de cette chambre 130 j’ai une boule au ventre. Je suis à la fois impatiente, heureuse à l’idée de la revoir mais l’appréhension me gagne. Une peur, une angoisse... va falloir être forte ma fille, va falloir être forte !
C’est moi qui un jour ai dit « Elle perd pas un peu la boule là ma grand-mère ? ». C’est à moi qu’on a répondu : « Mais non, mais tu sais avec l’âge, le fait d’être seule... ». C’est moi qui ai répondu : « Mouai... ».
C’est moi un jour qui ai dit à nouveau : « Bon, là il y a un truc bizarre quand même, il faut que j’en parle à mon père... ».
Et je l’ai dit à mon père. Je lui ai dit de faire attention à sa mère, que vraiment parfois, elle disait n’importe quoi, que c’était bizarre de ne pas se souvenir du prénom de son petit-fils, que non je n’inventais pas, non je n’étais pas folle et qu’elle non plus.
Quelques semaines après, la sentence est tombée : ma grand-mère était atteinte de la maladie d’Alzheimer.
Progressivement et sans qu’elle s’en rende compte, sa mémoire s’en va, sa mémoire défaille et la lâche. Ses yeux changent d'expression et passent de la joie, à l’incompréhension, de l’étonnement au vide absolu. Son cerveau ne cesse d’oublier et ne lui laisse plus rien contrôler. Elle oublie ses souvenirs, son plat préféré, l’odeur de son parfum, comment faire les meilleures frites du monde. Elle oublie comment se laver, comment se lever, elle a peur de se perdre, elle ne sait plus mâcher, ne sait plus marcher. Elle nous oublie, nous, sa famille, ses amis, tous, un par un... Elle oublie son histoire et dans sa tête qu'y a t'il à part le néant?
Son corps et son coeur vont très bien. C’est comme s’ils aimaient faire ce pied de nez à ce cerveau tout cassé.
La semaine dernière, j’ai voulu une dernière fois la garder sur une carte mémoire (jeu de mots pourri) parce que... Ses cheveux clairsemés et blanchis, ses mains immobiles mais qui ont juste bougé le temps de faire « son geste » comme pour me rassurer, son rire en me voyant, Alzheimer m’a enlevé ma mamie. « Je te connais » m’a t’elle répété, mais malgré mon visage sur les photos qui tapissent les murs de sa chambre, elle ne sait pas qui je suis.
Elle s’est laissée photographier, docile, mais je n’ai pas insisté car je crois qu’elle n’a pas vraiment aimé, ni compris ce que je faisais. Alors je l’ai embrassée, lui ai dit que je l’aimais et j’ai refermé cette porte de la chambre 130. Je l’ai laissée seule, assise sur son fauteuil roulant, seule à regarder le vide et écouter le silence. Je n’arrive pas à me dire qu’elle ne se rend compte de rien... Ce n’est pas humain.
Il n’y a aucun remède à cette maladie qui ne peut de nos jours pas être soignée. C’est une maladie dégénérative, c’est tout. Certes, les malades ne souffrent pas physiquement. Pour le reste, on ne sait pas vraiment… Cette maladie est une juste une voleuse de vie, une voleuse de souvenirs, une voleuse d'histoire qui capture les gens qu'on aime.
Alors voilà, ces gens qui ont perdu leurs souvenirs, il ne faut pas les oublier. Et pour ça, je la travaille ma mémoire.
A ma « mamie cocotte »
==> Edit du 31 juillet 2017 : Ma grand-mère nous a quitté le vendredi 21 juillet 2017.
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